LIMOUSE

« Ce qui distingue la peinture baudelairienne de Limouse des balbutiements des autres, fors Rodin, c’est que ses interprétations n’aspirent pas à procurer un divertissement anodin issu de la rencontre fortuite d’un peintre avec un poète. Plusieurs décennies consacrées à de longues et intenses méditations sur un poème, parfois même un seul vers, ont permis au maître Limouse de faire transparaître à travers l’art de Baudelaire, la valeur universelle des Fleurs du Mal. »

Pierre Guillain de Bénouville, 1985

CORRESPONDANCES

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

CORRESPONDANCES

Ce tableau est une évocation tardive du Maghreb par un Limouse octogénaire. La scène se déroule près du théâtre de son enfance nord-africaine, à Marrakech. Au tout premier contact, nous sommes conquis par la tonalité nostalgique de cette réminiscence extatique. Mais si l'œuvre répond aux attentes suscitées par la légende d'où elle tire sa source, elle nous fait aussi pressentir ce que cachent les apparences.

Au premier abord, nous sommes fascinés par l'orchestration de Limouse où s'épanouissent les « correspondances horizontales ». La métaphore de Baudelaire sur les échos qui s'unissent et se fondent dans le lointain a conduit l’artiste à suggérer une profondeur de champ à l'espace d'une cour étroite, couverte et enserrée dans de solides supports, où l'on peut s'attendre à ce que résonnent de tels échos. En divers points de ce cadre vibrant, des personnages vaquent à leurs occupations - ils flânent et bavardent - ce qui, dans un tel lieu, répercute la ronde bondissante des échos. Le personnage central qui domine la scène de sa tenue d'or et d'orange chatoyants, s'éloigne résolument de nous, descendant la ruelle dégagée en balayant l'écho de ses pas sur son passage. Une séduisante jeune femme vient de le frôler sur sa gauche et s’avance vers nous, vêtue d’une somptueuse djellaba aux diverses nuances de pourpre. Plus à gauche, deux silhouettes vêtues de blanc s'approchent elles aussi et, à mi-distance, semblent converser intimement, comme le fait d'ailleurs un groupe assis plus loin sur la droite.

Or nous avons l’intuition que quelque chose pourrait aller à contresens de l'impression reçue. Un premier indice nous vient des personnages en haillons accroupis sur la droite, avec pour seule touche de couleur ou presque le couvre-chef rouge vif du plus proche. Mais pour l’heure, nous sommes encore sous l'emprise de la parfaite unité de la composition et de la fascinante virtuosité avec laquelle la lumière est ici dispensée. L'alternance de l'éclat solaire et de l'ombre en un motif répétitif engendré par les étroites rayures que projettent les entretoises et interstices des larges canisses surplombant la cour accroît la puissance de cette composition. Ce treillis d’ombre et de lumière sert deux objectifs : d’abord, projeté sur le sol, il souligne l'axe fuyant de la ruelle le long de laquelle ricochent et dévalent les échos ; ensuite, en tombant obliquement sur les personnages et en formant des motifs orthogonaux sur le sol, il crée une vibration qui va résonner de ses propres échos depuis cette oblongue et réceptive ruelle. L’entrelacs des canisses visible en hauteur, conjugué au motif des tuiles sur un toit à notre droite, l'affrontement entre l’alignement du mur de droite et les lignes orthogonales au sol, tout contribue à une cacophonie sonore orchestrée avec maestria où les mots et les pas de l'homme ne constituent qu'une partie de l'histoire. Ajoutons que la réverbération alliée à l'intense luminosité procure une impression de chaleur lancinante si forte que les effluves naturels du corps humain ne sauraient demeurer absents de nos pensées. C’est ainsi que Limouse progresse, depuis la métaphore baudelairienne initiale, afférente à la convergence des échos, qui souligne l'unité dans la diversité, jusqu'à la correspondance horizontale des « parfums », « sons » et « couleurs » sur lesquels se referme le quatrain.

Mais il reste encore à dévoiler ce qui fait la profonde originalité, l’inspiration et le caractère stimulant de ce chef-d'œuvre. C’est un secret qui ne se livre pas d’emblée et qui justifie notre attente. A mesure que se démasque l'intention de l’artiste, nous comprenons que nous sommes amenés à participer à l’action : par l'appel des sols géométriques, par l'homme somptueusement vêtu - élégance suprême - qui devance notre entrée dans l’image et par la femme, non moins délicatement parée, qui apparaît devant nous. Que nous le voulions ou non, nous sommes appelés à nous joindre à cette double procession des belles gens, les seuls à rompre la surface de l'image et à la relier au spectateur. Ainsi enrôlés par étapes par le maître de cette révélation, nous nous surprenons à nous demander, non sans une certaine gêne, s'il existe vraiment une « correspondance » entre le riche va-et-vient, concentré sur notre gauche, et l'accroupissement inerte des pauvres sur notre droite. Et puis, nous le voyons : si ténu qu’il confine au scandaleux simulacre, ce regard échangé - œillade voyeuriste du côté de l'opulence et regard éteint du côté de l'indigence - entre la femme qui se promène et le misérable qui squatte les lieux. Ceux qui ont échangé ce regard sont membres de la même espèce biologique et cependant la disparité économique les a éloignés, les a cloisonnés dans des espaces distincts, en composant leur vie selon des points de vue divergents, des perspectives inconciliables. La jeune femme va, avec hâte, presser le pas et sortir du tableau, anxieuse de chasser le souvenir du regard qui la hante. Nous, en revanche, sommes invités à intervenir et nous voilà confrontés à un dilemme moral. Allons-nous suivre l’exemple de ces personnages distingués et prospères qui passent leur chemin ou allons-nous étendre notre sollicitude et notre solidarité à leurs cousins moins fortunés ? En chargeant le terme « corrompus » - l'un des qualificatifs attribués aux capiteuses senteurs qui embaument les tercets - d'une signification plus étendue, Limouse proclame vaillamment que la « correspondance horizontale » devrait nous interpeller parce qu'elle repose sur l'unité de la famille humaine et l'engagement de tous dans la destinée de chacun.

Philip Willoughby-Higson