LIMOUSE

« Limouse et Baudelaire, deux phares d’une intuitive et phénoménologique attirance, ce, depuis 1919 et jusqu’à la quatre-vingt onzième année du peintre en 1985. Des centaines de dessins, toiles, esquisses, lavis, échelonnés sur près de soixante-dix années, n’est-ce pas là un exploit sans précédent dans l’histoire de l’art ? C’est à l’Université d’Oxford qu’est revenu l’honneur de révéler les impressionnants chefs-d’œuvre de l’artiste baudelairien. Les lourdes mélancolies du poète, Limouse les a traduites avec un accent de vérité absolument grandiose, sensible à cette transcendance qu’après son illustre modèle, il découvrit en lui. Il a été tour à tour véhément, flagellant, coruscant, superbement inspiré. Nous touchons là à des envolées lyriques d’irréprochable élégance. »

André Weber, 1983

L’AUBE SPIRITUELLE

... toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,

Âme resplendissante, à l’immortel soleil !

L’AUBE SPIRITUELLE

Ce tableau interprète l’un des plus déférents poèmes de « l'idéalisateur » Baudelaire à l'égard de sa muse et consolatrice, Apollonie Sabatier. Le sonnet illustre une tension dont le poète avait une conscience aiguë, entre chute et ascension, abîmes et sphères célestes, ténèbres et clarté. Si l’affrontement entre ces forces contraires est aussi pressant dans le tableau que dans le poème, c'est surtout la victoire de la lumière sur l’ombre qui est manifeste, comme elle l'est également dans les derniers vers du sonnet. A l’instar de Baudelaire, Limouse fait le portrait d’une jeune femme révérée, perçue à travers le prisme du souvenir, et dans le même temps transfigurée en une créature surnaturelle et sublimée. Et cela avec ce même élan teinté de vengeance mystique, présent dans le poème, avec cette même détermination à contrer la déchéance par une singulière élévation.

Cependant, à la différence du poème où Baudelaire invoque une déesse investie du pouvoir de surmonter sa disgrâce, le tableau de Limouse joue de son imagination de peintre humaniste et de sa puissance créatrice pour apothéoser une jeune femme persécutée sous l’Occupation. Entreprise malaisée, sans doute, car à défaut de partir de l’être psychiquement mutilé dont il avait le souvenir, point d’apothéose possible. Ainsi, alors qu'il lutte de toute la force de son âme pour l’élever depuis les profondeurs abyssales, cette femme souffre toujours. Une intensité émotive se dégage de sa tête penchée, de son regard baissé, de la lassitude évidente de sa pupille droite, de l'impassibilité, voire du dédain affleurant sur une bouche en bouton de rose. Elle semble repliée sur elle-même, vulnérable, blessée, malgré la protection que lui confère le confortable et épais manteau au col à large châle et aux généreuses manches, dans lequel Limouse a choisi de l'envelopper.

Mais si elle porte les stigmates de ses épreuves et de ses luttes ici-bas, stigmates d'une anonyme parmi une multitude diaprée, sa métamorphose en déesse triomphante s'accomplit peu à peu au long du sublime parcours de notre regard qui explore cette ravissante composition. Puis l'œil s'élève progressivement à travers les verts dégradés de cet ample manteau où pointent des éclats de lumière synonymes d’espoir ; puis il suit l’ondulation des vagues de la chevelure et il s'élève encore alors qu'elle flamboie en caressant la tempe et resplendit, telle « l’immortel soleil ». Déjà, notre regard a l’intuition d'une victoire enlevée par cette muse tandis que la courbe savante de ses boucles venant encadrer son visage intensifie le sentiment d'une sacralisation, parce qu'elles forment la couronne de lauriers d'une héroïne, la tiare d'une souveraine, l’auréole de la divinité.

Philip Willoughby-Higson

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