LIMOUSE

« Limouse a été fasciné par Delacroix autant que Baudelaire dont il a illustré inlassablement Les Fleurs du Mal, prenant part à la campagne en faveur des « pièces condamnées » dont le dossier, largement ouvert à Menton, intéressera beaucoup les historiens de la littérature. Ce ne sont pas les seules affinités entre les deux artistes. Limouse a certainement beaucoup étudié La Mort de Sardanapale (sans parler du Radeau de la Méduse de Géricault), et je ne l’écrase pas sous les références en comparant les cimaises du Palais de l’Europe, couvertes de ses tableaux, à la Scuola San Rocco...

Je ne compare pas ces œuvres pour leurs rapports plastiques parce que trop de choses se sont passées en peinture depuis le romantisme pour que Limouse apparaisse comme un disciple attardé de ce mouvement. Je remarque seulement que j’ai ressenti devant ces trois tableaux une émotion grandiose et poignante. Elle ne devait rien à une description détaillée des personnages ni à une attitude sentimentale ou déclamatoire mais uniquement à une tonalité générale de puissance et de drame tout ensemble. C’est uniquement par le choix des dominantes plastiques et par la composition particulière donnée à chaque toile que notre esprit et nos sens étaient vigoureusement mobilisés dans cette direction. »

Pierre Mazars, 1984

LE RENIEMENT DE SAINT PIERRE

Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait

D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve;

Puissé-je user du glaive et périr par le glaive !

Saint Pierre a renié Jésus... il a bien fait !

LE RENIEMENT DE SAINT PIERRE

Nous sommes ici en présence de l'une des compositions les plus grandioses de Limouse. Elle sera reproduite, assortie d’une critique élogieuse du Figaro, lors de sa rétrospective à Menton, en 1984. Comme tous les grands chefs-d’œuvre, le tableau s'impose par son thème universel, qui survit et transcende les controverses politiques dont il est issu. Ce thème universel est ici la lamentation poétique de Baudelaire qui déplore la divergence entre les actions et les rêves. Dans le poème, les espoirs cristallisés par la venue du Christ virent à l’amère désillusion quand il se soumet passivement à la dégradation et à la mort. Un contexte subjectif pousse Limouse à reprendre à son compte et en image les mots du poète. Ce contexte lui a été fourni par le régime colonial au Maroc dont l'intolérance lui inspirait une violente répulsion.

Dans sa composition, tout concourt à nous donner l’illusion d’un dirigeant jouissant d’une autonomie et d’un pouvoir suprême : la splendeur du carrosse chamarré qui occupe la partie centrale du tableau, la silhouette hiératique de Mohammed ben Arafa (qui attire un regard admiratif de l’un des spahis en arrière du cortège), l’élégance des uniformes et l’unanimité parfaite des soldats faisant cercle autour du souverain. Il faut un certain temps pour s’apercevoir de sa méprise car, comme à son habitude, Limouse a choisi de nous réserver une surprise en plaçant dans son tableau un détail discret qui passerait presque inaperçu. A mesure que le regard balaie les rangs serrés des troupes en marche, nous distinguons soudainement un colon européen isolé et détonnant dans cette multitude à peau basanée, un officier de haut rang en grand uniforme. Il joue le rôle du marionnettiste et les gestes de ceux qu’il manipule au bout de ses ficelles sont sans rapport avec leurs intentions profondes.

Comme dans plusieurs autres de ses grandes compositions didactiques, Limouse a fait en sorte d'abaisser le premier plan pour impliquer le spectateur et, dans le cas présent, pour révéler la marche en rangs serrés des fantassins qui l’approchent, puis le devancent. Dans ce tableau, l’un des portraits les plus marquants d’une foule en mouvement par Limouse, les personnages du premier plan sont pratiquement grandeur nature. Le spectateur se sent ainsi happé vers le plan central où il finit par discerner la présence de cet officier au rôle crucial. Et quand, dans le même temps, nous examinons de plus près la physionomie des soldats, nous percevons à quel point elle est peu engageante, à quel point également leur adhésion à cette marche collective est dénuée de toute conviction.

Seul le cheval blanc à notre gauche, qui se cabre contre une vaine tentative pour le maîtriser, s'indigne de l'avancée inexorable des troupes. Il tranche sur le conformisme engourdi des militaires, car ce cheval-là est un personnage prodigieusement romantique : un parfait Baudelairien.

Philip Willoughby-Higson

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