LIMOUSE

« En ma qualité d’exégète de Baudelaire et traducteur des Fleurs du Mal , je soutiendrais que Limouse apparaît indubitablement comme le plus grand interprète artistique de l’œuvre du poète que le monde n’ait jamais connu. »

Philip Willoughby-Higson, FSA, FR.Hist.S, 1993

« Ce qui compte pour Limouse, plus que le pittoresque local, c’est la lumière, la couleur, les masses en mouvement. Les intenses symphonies de rouge, de vert, de jaune, baignées de la claire lumière des intérieurs ou bien rongées par le soleil jusqu’à se dissoudre, jusqu’à disparaître dans un ton presque neutre. Un dessin solide, large et mouvementé, sert d’armature à la couleur posée par larges touches en pleine pâte et voici que se dressent de grandes toiles de plus de trois mètres. »

André Warnod, 1947

LE VOYAGE

Venez vous enivrer de la douceur étrange

De cette après-midi qui n'a jamais de fin !

LE VOYAGE

Cette saisissante composition met en lumière l’avant-dernière partie du poème de Baudelaire qui autorise un espoir sur la prolongation dans l’Au-delà du voyage de la vie. Elle nous fait embrasser le vaste horizon de l’éternel après-midi auquel nous convient « Les Mangeurs de lotus » de Tennyson. Un avant-goût de cet après-midi nous est donné ici par l’artiste. Il nous présente une vaste scène peuplée de personnages réunis pour les noces d’une jeune Marocaine. Cette œuvre de Limouse, célébrant le souvenir de son dernier grand amour, avait été réalisée à partir d’une esquisse dessinée par sa bien-aimée quelques années avant sa mort. On y voit une danseuse debout qui distrait une assemblée principalement composée de femmes assises. La dominante de cette composition est le rôle singulier que joue la danseuse. Elle seule a conscience de la présence du spectateur et, cessant d’être visible pour les autres, elle fixe sur lui son regard.

Limouse a choisi, comme il le fait parfois, un angle plongeant de façon à révéler intégralement le caractère et la disposition de l’assistance. Il met en scène un intérieur d’huis-clos où il n’existe aucune source lumineuse qui puisse conférer aux personnages une matérialité tridimensionnelle. Même la figure humaine a perdu la vie. Les tonalités verdâtres ou gris bleu qui ternissent les visages les dépouillent de l’éclat de leur jeunesse ; les personnages se sentent las, comme s’ils sondaient des profondeurs qui les privent de la certitude d’exister. C’est l’hypothèse émise par ce tableau. Les personnages s’accommodent à une situation, une continuité de l’être en laquelle aucun de nous (pas même Baudelaire et Limouse) ne peut être entièrement confiant. A quelques exceptions près, les seuls figurants qui semblent rassurés exécutent les tâches matérielles auxquelles ils sont rompus : la femme qui verse du thé à la menthe au premier plan, près d’une corbeille à tagine, ou encore les deux musiciens qui accompagnent la danseuse.

Cette dernière offre une particularité. Parce qu’en dépit des ombres spectrales qui baignent ses traits, ses yeux grands ouverts soulignés par des sourcils expressivement arqués sont rivés sur nous. Désormais, sa danse nous est destinée. On demeure dans l’incertitude car elle nous interpelle depuis l’au-delà. Il est fort possible qu’elle soit une projection optimiste dans un monde supraterrestre des expériences rencontrées au cours de notre voyage terrestre. C'est en effet la voix d’une sirène qui nous ensorcelle, alors que le poème de Baudelaire touche à son terme et qu’approche celui de notre vie ici-bas ; et bientôt ces voix exhument le souvenir de nos plus loyaux amis et, comme l’évoque cette composition monumentale, ravivent également celui de notre plus grand amour. Cette œuvre qui retrace des faits inertes liés au contexte terrestre du Maroc, se situe en fait hardiment à la frontière de l’éternité. L’intensité de l’espoir héroïque et le lyrisme de l’amour ont fait surgir dans cette zone, par ailleurs ombragée, un faisceau qui irradie la lumière de la vie. Les amoureux endeuillés peuvent eux aussi mettre de grands espoirs en cette héroïne aux lignes si gracieuses et proportionnées, parée de sa longue robe opaline aux amples manches, dont les pans évasés paraissent subtilement osciller sous notre regard ; et ils sauront percevoir combien elle seule fait resplendir sa beauté et sa spiritualité pour les induire à laisser derrière eux leur pragmatisme et à la rejoindre dans sa dimension immatérielle.

Comparés à elle, tous les dramatis personae du tableau s’affadissent dans leur conventionnalisme ; la plupart, en effet, se perdent discrètement dans l’infini, en un lieu qui n’est plus uniquement délimité par d’inaccessibles ailes et arrière-plans, mais par une sinistre cloison sur la gauche qui occulte jusqu’à notre sentiment d’exister. A mesure que la claustration et l’insensibilité imprègnent cette composition, le personnage principal nous accorde ici toute son attention et nous fait espérer - comme Electre dans le poème - que nous sommes attendus dans l’au-delà. Cette héroïne était la femme que Limouse aimait encore. Sa brève existence ne lui avait hélas pas permis d’achever le croquis de cette scène que le peintre a respectueusement transposée en une œuvre d’art. Ce tableau témoigne de sa dévotion envers la personne à laquelle il fut le plus attaché, mais aussi envers l’artiste naissante qui fut jadis son élève, et dont Limouse s’estimait en devoir de transfigurer la vision.

Philip Willoughby-Higson

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